Le géranium, le surfeur et les chinois
- Ah non, pas déjà ?
- Non, non, t'inquiète pas, je n'ai pas pris mon sécateur.
- Brrrr... rien que d'y penser ça me fiche les jetons. C'est vraiment obligatoire ?
- Tu sais bien que oui, on en a déjà parlé l'an dernier...
- Je ne m'y ferai jamais...
Hier soir je discutais avec mon géranium. Avec le froid qui arrive, il avait petite mine. Un peu décoloré, un peu fatigué, un seul pétale accroché sur le moignon d'une de ses fleurs. Il grelottait sous le vent du nord. On a parlé de la pluie et du beau temps - faut dire qu'avec les géraniums c'est compliqué d'attaquer direct par la géopolitique. Je ne désespère pas, mais en ce moment il est obsédé par la température. Faut le comprendre.
Il a des rêves mon géranium. Des rêves de printemps infinis, de feuilles, de pétioles, de branches qui cascadent leurs fleurs à qui mieux mieux sur l'appui de fenêtre. Il pense que c'est facile, qu'il suffit de vouloir pour avoir. C'est vrai que ça aide. Quand on rêve de quelque chose, quand on le vit, quand on se projette en plein bonheur, au moins on est sûr de ce qu'on veut. Et quand on sait ce qu'on veut, quand on a fixé l'objectif, yapluka trouver le chemin pour l'atteindre. Lui, ce qu'il veut c'est 22° C, 70 % d'humidité, un mur à l'ouest, des moucherons et des abeilles et bast ! Il est heureux. Cependant... un géranium a assez peu de prises sur son environnement, et les géraniums ne font pas le printemps.
Et avant son printemps, avant son rêve, il va falloir passer par la coupe militaire. Tchik tchik tchik fait le sécateur. Il me dit que ça fait mal, moi je le soupçonne d'être un peu douillet, mais en réalité, j'ai un peu tendance à le croire. Et après, c'est le pire. La cave. Noire, humide, fraiche. Vous m'en mettrez quatre mois, s'il vous plait, allez, non, cinq, faudrait pas qu'il attrape mal en sortant !
Et de son rêve de lendemain qui chante, il tombe au cachot. Tout seul. Et ça l'angoisse terriblement.
Alors je lui ai expliqué. Les rêves, tout ça, c'est vachement bien pour imaginer la suite de sa vie. Mais après, il faut renoncer. Pas renoncer à son but, non. Renoncer à se battre. Accepter ce qu'on est, comment on est, où on est, et pourquoi on y est. Accepter que rien ne se passe comme dans les contes de fées. Qu'il n'y a pas de baguette magique pour transformer la cave en jardin des mille senteurs. Accepter qu'il reste à la merci d'un oubli, promis au dessèchement, seul dans son trou. A la merci d'un coup de froid, d'un rongeur, d'une maladie. Accepter...
Ca lui a fichu un coup au moral cette histoire.
La renaissance est à ce prix. Renoncer à l'effort, renoncer au combat, aux désirs. Se laisser porter par le temps, et comme le surfeur, savoir que la bonne vague va arriver, l'attendre, savoir la reconnaître, ne pas hésiter et saisir sa chance quand elle est là.
J'ai vu qu'il était un peu dubitatif. Faut dire que de parler de philosophie chinoise avec un géranium, c'est assez osé, et qu'un surf est un concept vague pour les géraniacées. J'allais continuer en lui conseillant la lecture du Tao-Te-King, mais c'eut été trop pour lui. Alors je lui laissais juste une phrase de Lao Tseu :
Ce sont eux [ les hommes ] qui veulent la volupté, la joie, la haine, la célébrité, les richesses, etc. Les mouvements des hommes empruntent leur violence à la tempête déchaînée ; leur rythme est une montée furieuse, suivie d'une chute précipitée. En désespérés, ils s'attachent à tout ce qui est irréel.
Dans quelques jours, un peu avant la Toussaint, je viendrai avec mon sécateur pour le préparer à son hivernage et à sa renaissance.
Je vous souhaite le bonjour.