Sur un air de tango
La première chose qui manque, c'est la lumière. La lumière du printemps chaud - très chaud - qui bat son plein là-bas. Ensuite il manque la chaleur, pas celle de l'atmosphère, celle des gens... Il y a par exemple cette vieille dame pomponnée, bijoutée, fardée, avec ses grosses lunettes d'avant la crise. Je suis en train de photographier un bâtiment - un ancien bar-tango qui deviendra peut-être une librairie. Elle s'arrête près de moi et me dit quelque chose. Nous sommes à Buenos Aires depuis peu de temps, pas assez pour que mes lointains souvenirs d'espagnol ne soient remontés à la surface, ni que mon oreille ne se soit faite à l'accent argentin. Devant mon air confus elle me demande d'où je viens et à la réponse deux grosses larmes se mettent à couler sur son visage. Dans un français parfait elle m'explique : "La France, quel merveilleux pays. J'ai fait mes études à la Sorbonne, c'était après la guerre, j'y suis resté cinq ans. C'étaient les plus belles années de ma vie. Quelle chance vous avez d'habiter là-bas... Votre pays est magnifique et si accueillant !"
Je n'ai pas de mots pour dire ce que je ressens là-bas. Juste des images, des sons, des sensations, des émotions. Les Argentins ne consomment pas - ou plutôt, n'ont pas ou plus les moyens de consommer, alors ils vivent. C'est peut-être leur authenticité qui me chamboule, cette manière qu'ils ont d'accueillir, d'être curieux, d'être simplement eux. Ils sont animés d'une espèce de nonchalance active, doublé d'un certain fatalisme qui les fait vivre au présent, goûter le présent et le savourer lorsque c'est possible. Ils sont dignes et sensibles et savent dire qu'ils aiment sans effusion. Naturellement.
L'Argentine n'est qu'un contraste, une suite de contrastes, un enchevêtrement de contrastes. Une nature exubérante, gigantesque, phénoménale. Des plaines quasi désertiques sur des centaines de kilomètres, des montagnes majestueuses, des hauts plateaux, les abords du cercle polaire au sud, la forêt tropicale au nord, une faune formidablement variée, des villes champignons poussées au milieu de nulle part, une capitale titanesque, une histoire de mélange, de soubresauts.
Trois semaines, 3.000 km de bus, 23.000 km d'avion, 1.200 photos, et nous n'avons rien vu, juste butiné une baleine par ci, un toucan par là, un Malbec de San Juan, des chutes d'eaux monstrueuses et magnifiques. Nous avons passé du temps à Buenos Aires avec notre amie, elle aime sa ville, elle aime la montrer, l'expliquer, la faire visiter. Elle nous a aussi parlé de la vie là-bas. Difficile, incertaine, mais à nos yeux tellement moins artificielle...
J'étais triste en quittant Buenos Aires, triste de partir si loin, d'avoir eu trop peu de temps pour partager un peu plus de cette ville monstrueuse et pourtant tellement humaine. Et comme cette dame qui aime tant la France, moi je me sens bien dans son si généreux pays.